Les messageries-Minitel : jeu, masque, fiction
Ugo CERIA




"Nous avons tous un masque, nous jouons tous un rôle ; pourquoi ne pas faire en sorte que ce masque nous ressemble le plus possible ? Le plus important n'est-il pas de savoir que le masque est là?"
(Extrait d'un dialogue au Minitel)

Les quelques considérations qui suivent sont le résultat provisoire d'une observation participante dans une messagerie du réseau Télétel, conduite avec la psychologue Rosa-Lucila Freitas.

Le jeu.


Je voudrais m'arrêter sur la nature des procédures de communication qui se réalisent dans la messagerie télématique, très fragiles quant à la possibilité de vérification des informations reçues, et en même temps très dynamiques, si l'on considère la possibilité de communiquer avec plusieurs personnes en même temps, de jouer des divers rôles. Quel que soit le but de la communication - dialoguer seulement ou chercher une rencontre - la messagerie-Minitel montre avec évidence la nature surtout ludique du service qu'elle offre ; le temps qu'on lui consacre est du temps libre, ou temps "volé" au temps du travail (plusieurs usagers nous ont dit d'être "au bureau").
Le jeu est souvent constitué par l'activité de fabulation à laquelle s'abandonnent les usagers. Dal Lago et Rovatti (1) signalent quelles sont les structures des jeux de langage typiques de l'âge enfantin :
"des comptes infinis d'enfants qui jouent avec leurs objets, et même sans aucun objet matériel, et racontent des histoires en troisième personne et au temps imparfait; 'il disait donc...', 'maintenant il allait'. Un étrange imparfait qui dit 'maintenant', mais aussi une étrange troisième personne qui avoue de dire 'je': 'maintenant j'allais'".
On a souvent rencontré cette même formule narrative dans beaucoup des histoires inventées par les usagers, avec leur personnage comme protagoniste : le but fabulateur paraît être le même, le goût de l'invention, l'imagination, sont les mêmes avec lesquels l'enfant se propose aux autres en racontant - et se racontant - à travers la médiation d'un personnage de fantaisie. Ce renvoi à l'enfance n'est pas vide d'implications : Durkheim (2) dit à propos de l'enfant "l'illusion lui est, d'ailleurs, d'autant plus facile que, chez lui, l'imagination est souveraine maîtresse ; il ne pense guère que par images et on sait combien les images sont choses souples qui se plient docilement à toutes les exigences du désir".
Les adultes usagers du Minitel montrent bien que cette faculté imaginative n'est pas une exclusivité de l'âge tendre. Bergson (3) avait bien indiqué dans la "fonction fabulatrice" le rôle biologique de l'imagination, la fabulation étant une "réaction de la nature contre le pouvoir dissolvant de l'intelligence".

Le masque.


Une fois établi ce parallèle entre communication dans les messageries et activité ludique, il est bien de s'interroger sur la nature du jeu en acte au Minitel. Dans la classification anthropologique des jeux proposée par Roger Caillois (4), la "mimicry" se présente comme une fusion de masque et de jeu, où le participant doit "devenir soi-même un personnage illusoire et se conduire en conséquence"; c'est à cette catégorie d'activité qu'appartient le choix d'un rôle fictif dans la messagerie-Minitel. Le pseudonyme choisi par l'usager a la double fonction de cacher l'identité de l'individu et d'en offrir une nouvelle à l'intérieur du groupe de personnages qui noue ses dialogues sur l'écran des terminaux : "les masques et les parures qui représentent une constante anthropologique, peuvent être analysés comme autant de moyens de se situer les uns par rapports aux autres", écrit Maffesoli (5). Nous pouvons bien considérer le pseudonyme comme étant le masque dont le jeu de mimicry de la messagerie- Minitel exige l'utilisation.
La procédure de communication en acte dans la messagerie, avec la foule de personnages proposée par les pseudonymes, peut nous rappeler les associations spontanées qui naissent en occasion des fêtes de rue, où "licet insanire", et donc il est permis de briser la règle du respect pour les inconnus, vers lesquels l'ambiance du jour de fête justifie une spontanéité inusitée. Balandier (6) écrit que le carnaval "crée une vaste communauté temporaire où tout devient possible, où les hiérarchies et les conventions de la vie ordinaire se dissolvent. Il libère dans le jeu et la farce, jusqu'à la licence ; il fait place à l'improvisation, à l'invention débridée": c'est un tableau semblable à celui que, mutatis mutandis, on peut peindre de la fête des minitelistes.
Par téléphone on contacte un inconnu si l'on s'est "trompé de numéro", ou pour faire une blague: ces épisodes hors de la normalité de la communication téléphonique, deviennent dans la messagerie-Minitel la normalité; comme dans un carnaval, on s'adresse à n'importe quel usager avec une spontanéité et une familiarité qui hors du milieu de la messagerie seraient inexplicables. Pour célébrer ce rite de la rencontre fortuite, on impose un masque aux participants, le pseudonyme: les minitelistes forment ainsi une "tribu"; selon Maffesoli (7) : "dans la sphère de la proximité tribale comme dans celle de la masse organique on a de plus en plus recours au 'masque' (...) plus on avance masqué et plus on conforte le lien communautaire". Une des implications fondamentales de l'utilisation du pseudonyme, et donc de l'anonymat dont peut jouir l'usager de la messagerie, c'est la présence constante du faux, du mensonge, dans la communication "derrière" l'écran du terminal. Je ne veux pas avancer l'hypothèse que l'acteur-Minitel soit tout d'abord un menteur.
On peut bien croire, quand même pour ceux qui disent chercher des "rencontres réelles" au Minitel, que beaucoup d'usagers se décrivent sans trop mentir (pas plus que selon nos habitudes quotidiennes); quant aux usagers qui achèvent le but de la communication dans le plaisir du jeu, on ne peut pas les accuser de mentir, car il serait comme si l'on accusait un acteur de n'être pas Macbeth ou Oedipe. Ce qui intéresse n'est pas qu'au Minitel on mente, mais que l'on puisse mentir, et que cette possibilité soit fondamentale pour créer le charme de l'instrument.
L'ambiguïté naît avec la signification: la distance entre l'objet et le signe qui le représente est la plus importante racine de la possibilité de dire le faux. Le signe permet de "posséder" l'objet, vu qu'il le substitue, et permet de le manipuler, de le falsifier. Eco (8) définit la sémiotique : "la discipline qui étudie tout ce qui peut être utilisé pour mentir".
Ce que le Minitel fait est d'empêcher, par la barrière de l'écran, les procédures de contrôle qui, dans le quotidien, limitent le plus que possible les dommages qui peuvent dériver du mensonge (9). Il est cependant vrai que, au contraire de beaucoup de falsifications du quotidien, les dommages que peut causer le "jeu- Minitel" aux usagers, sont dérisoires.
Voilà une raison du charme de l'instrument télématique : il est le lieu où mentir et feindre - comme dans un carnaval - est licite, ne fait rien de mal. Une deuxième importante implication de l'utilisation du masque- pseudonyme est la condition d'anonymat qu'elle permet à l'individu. Le pseudonyme obligatoire de la messagerie n'est pas le "numéro" qu'un système aliénant impose à l'usager pour en nier l'identité, mais une substitution volontaire des rôles que l'individu joue dans le quotidien afin de s'exprimer "déguisé" différemment.
L'usager de la messagerie-Minitel n'est pas anonyme, il est plutôt "incognito", selon son choix. L'individu ne subit pas un masque qu'on lui impose, mais il dresse ce masque, et l'utilise - voilà la caractéristique la plus importante - pour communiquer avec des autres individus. Le Minitel étant un medium interactif, l'usager est maître de sa fiction, chacun est acteur et auteur du scénario, ou, pour mieux dire, co-auteur, considéré qu'il collabore avec tous ses interlocuteurs à la création du texte électronique; c'est la qualité fondamentale de la communication au Minitel par rapport aux media traditionnels. Si les créateurs de logiciels de réalité virtuelle vont suivre les mêmes politiques d'utilisation (il est vraiment tôt pour le dire), ces traits de créativité communicative auront des possibilités extraordinaires de développement.

La transgression.


"Censurar y alabar son operaciones sentimentales que nada tienen que ver con la crítica" (censurer et louer sont des opérations sentimentales qui n'ont rien à voir avec la critique) (Jorge Louis Borges, Ficciones) J'ai choisi pour l'observation une messagerie "rose", c'est à dire à sujet érotique; les raisons de mon choix sont liées à la diffusion de ce genre de messagerie, absolument prédominant sur les autres (celles "conviviales, p. ex.), même dans l'image diffusée du dialogue-Minitel. Le but de ces pages est celui d'identifier certains comportements - je pourrai dire "stratégies" - de communication, et non les contenus des dialogues, qui peuvent en tout cas être l'objet d'un autre genre de recherches, psychologiques ou socio-psychologiques. Au Minitel, pour faire quand même quelques considérations sur le contenu de la plupart des dialogues analysés, on ne parle pas de sexe, on fait une sophistique du sexe. Un sexe de- matérialisé à travers le mot, le jargon emprunté à la "caricature" de la littérature et du cinéma pornographique, ou à des sources moins grossières, en tout cas à des "dictionnaires" et à des modélisations, ce qui fait du jeu communicatif du Minitel un jeu de simulation. Baudrillard dit bien (10) que le "porno" est le masque paradoxal de la sexualité, ou toute chose est exagérée, éclatante, étalée. Cette "mise en discours du sexe" est une constante, nous dit Foucault (11) de notre culture, puisque "la pastorale chrétienne a inscrit comme devoir fondamental la tâche de faire passer tout ce qui a trait au sexe au moulin sans fin, de la parole"; il est intéressant à ce propos de rappeler que plusieurs messageries ont appelé "confessionnal" la rubrique où les usagers peuvent déposer leurs aveux et leurs confidences pour stimuler la curiosité de tous ceux qui se connectent. Tout cela sans oublier que la liaison entre anonymat et comportements de transgression, dionysiaques, est une caractéristique, par exemple pendant les rituels de fête, de toute époque (12).
Nomina nuda, ceux du Minitel, qui brillent par absence de contenu, qui, comme je viens de dire, trouvent leur contenu hors de chaque affirmation du dialogue, dans le goût du geste communicatif, qu'il s'agisse de provoquer ou, plus simplement, de trouver des "complices" dans la transgression. La provocation et le discours orgiaque n'ont pas besoin d'un "lieu" et d'un "temps" établis pour être célébrés, ils sont fragmentés, consommés dans le quotidien, banalisés, toujours disponibles. Souvent le "texte" que l'on peut dériver de l'ensemble des dialogues est un cadavre exquis, un jeu communicatif, un patchwork linguistique, action signifiante, mais en même temps confusion sémantique, goût de la contradiction.
D'ici vient aussi le plaisir de la communication, ce que l'on "se paye" quand on paye les heures passées au Minitel : la sensation de partager un espace dont les règles le soustraient aux habitudes du quotidien, le no man's land d'un exutoire, d'un divertissement, d'une distraction. Il est utile de faire référence à la notion de barbarisme: le "barbaros" était dans la culture grecque l'étranger, celui qui ne parlait pas "la" langue, le grec; étymologiquement, il s'agit de celui qui dit "bar bar", des syllabes qui n'ont pas de sens ; je voudrais pousser mon discours sur la transformation qui est en train de se réaliser dans la communication jusqu'à affirmer que le monde du Minitel est un monde barbare par nature, qui renonce au signifié au nom du bruit de fond, de la communication pour la communication.
On peut bien affirmer avec Baudrillard (13), même sans en partager l'attitude très critique, que cette "litanie des réseaux" produit une sorte de auto-séduction vide du langage. La recherche de la "langue parfaite" (14), utopie qui a depuis longtemps occupé l'occident, a été vouée à l'échec : Babel n'a pas de solution, il ne reste donc qu'à jouer la confusion, accepter le "bafouillage", en faire une nouvelle manière de communiquer.
On vit l'époque de la formation polyglotte, mais, peut être, aussi l'époque d'un nouveau langage, celui qui "ne dit pas", puisque son but s'achève dans le partage du jeu communicatif. Il y a un chaos et un cosmos, mais ils ne sont pas nécessairement opposés: le mélange extravagant de latin, argot et dialectes qui forme la langue "macaronique" du poète Teofilo Folengo est par lui même défini un "chaosmos", l'ordre du chaos. Le postmoderne semble vivre de ces paradoxes et de ces contradictions, on peut dire, avec un jeu de mots de Francis Ponge, que la raison est en train de céder la place au réson, écho diffusé dans l'ambiance partagée. La communication. Le "carnaval" des minitelistes se base sur la possibilité de jouir d'un "temps de fête" avec le seul accès à la messagerie, de façon que la fête puisse être répétée librement, fragmentée dans le quotidien, comme beaucoup des rituels qui dynamisent la socialité postmoderne. Des comportements laissés à côté par l'interprétation fonctionnaliste de la société - si attentive à "rejeter le superflu" - trouvent en cette perspective l'attention que méritent: le "bruit de fond" des nombreuses petites histoires du quotidien, y compris celles qui naissent sur la "page blanche" de l'écran du Minitel, contribuent à construire le réseau de rapports où toute existence individuelle est placée.
Les comportements "nécessaires" et "superflus", les gestes "importants" et "banales" n'ont pas des fonctions très différentes, quand il s'agit de créer la représentation à laquelle tout acteur social contribue. Dans la messagerie-Minitel, donc, le carnaval devient permanent, les désirs deviennent des personnages, et peuvent être "mis en scène" sur l'écran du terminal. Le groupe formé par les usagers qui interagissent au Minitel partage la même fragilité des rôles qu'il joue, il meurt à la fin de la communication, pour renaître à la connexion suivante, si les usagers savent s'accorder sur des "signes de reconnaissance" suffisamment efficaces pour se retrouver dans le labyrinthe électronique des messageries ; il est plus normal que l'on se perde, que l'on accepte de construire "de zéro" ses relations à chaque fois que l'on accède à la messagerie.
Ce jeu communicatif, où souvent on se contente de s'amuser avec les mots, d'improviser un nouveau rôle avec un inconnu, de voler à la froideur du clavier du terminal des associations de symboles qui personnalisent le message, le rendent original, doit être disqualifié comme on fait souvent avec les loisirs auxquels on dédie beaucoup du temps libre dans notre société ? Bien sûr, on peut affirmer que la communication au Minitel ne fait pas référence à un sujet important, qu'elle n'est pas mise en acte pour un but précis, et s'achève souvent dans le plaisir du dialogue, du mot fin à soi-même; il est pourtant vrai que l'on peut dire le même de beaucoup de nos communications quotidiennes.
Je crois que la solution ce n'est pas de disqualifier ce genre de comportements, mais d'affirmer qu'ils contribuent à maintenir ces liens subtils qui "font société", en créant un réseau - même éphémère - de relations qui unissent la conscience individuelle au sens de l'autre et du groupe. Le mot, avant que le sens, le geste communicatif, avant que le message, sont très importants dans la construction de la nouvelle socialité, ainsi comme elle est en train de prendre forme sous nos yeux. Dans la messagerie télématique le rite de communication est en même temps la cause et le but du "rassemblement", au Minitel maintes fois on communique pour communiquer, la simulation a l'avantage. Ce n'est pas une bonne raison pour exclure qu'autour du Minitel se crée une communauté, si l'on accepte que le sens communautaire puisse se baser sur une action de groupe "potentielle", sur la seule répétition du rituel communicatif, même dans la situation-limite de ceux qui, sans le savoir, dialoguent avec un animateur électronique, un "autre" artificiel, et de ceux qui envoient un message à un usager qui a entre temps quitté la messagerie, à un absent. La réalité virtuelle vient de naître, mais on est déjà sûrs que les nouvelles technologies vont offrir des instruments de plus en plus sophistiqués pour réaliser ces liens indifférents à la distance physique, et de plus en plus connexes à la possibilité de partager un temps, le temps de la communication. On peut bien prévoir que certaines messageries-Minitel offriront bientôt aux usagers la possibilité de fournir un "portrait-robot" électronique à présenter à l'interlocuteur, à travers une banque de données capable de produire des "collages" d'images: le masque pourra ainsi être concrètement affichée sur l'écran du terminal. On n'est pas loin du jour où, avec un casque et une combinaison, on pourra se déplacer dans un espace électronique, pour y interagir avec tous les participants aux "navigations" dans cet espace virtuel. La mode des messageries-Minitel se révèle en ce sens comme une première manifestation significative de certaines stratégies communicatives qui vont se développer autour des nouveaux média.
Ugo CERIA
CEAQ, Paris

NOTES


(1) A. Dal Lago - P. A. Rovatti, Per gioco, piccolo manuale dell'esperienza ludica, Milan, Cortina, 1993, p. 35.
(2) E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Le livre de poche, 1991, p.139.
(3) H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, pp. 127, cité par G. Durand, L'imagination symbolique, Paris, PUF, 1993.
(4) R. Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967, p.60.
(5) M. Maffesoli, Au creux des apparences, Paris, Plon, 1990, p. 135.
(6) G. Balandier, Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1980, p. 132.
(7) M. Maffesoli, Le temps des tribus, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988, p. 147
(8) U. Eco, Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1975, p. 17.
(9) Pour les stratégies de contrôle des informations dans l'interaction face- à-face, voir: E. Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Anchor, 1959.
(10) J. Baudrillard, De la séduction, Paris, Denoël, 1979, p. 45.
(11) M. Foucault, La Volonté de Savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 30, cité par Michel Lallement, "Comment se forment le savoir et les normes", Sciences Humaines, n° 44, novembre 1994.
(12) Je renvoie aux nombreux exemples de M. Maffesoli, L'ombre de Dionysos, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988.
(13) J. Baudrillard, op. cit., p. 220.
(14) Cf. U. Eco, La ricerca della lingua perfetta, Bari, Laterza, 1993.

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